Hugo Villaspasa, dessin 2008

Eloge de l'amour d'Alain Badiou

Eloge de l'amour
Alain Badiou avec Nicolas Truong
Ed. Flammarion, 2009-12-29

Eloge de l’amour est l’écho d’un entretien qui s’est déroulé le 14 juillet 2008 à Avignon dans le cadre du festival dans la série « Théâtre des idées » organisé par Nicolas Truong, journaliste au Monde. Ce texte est le « redéploiement de ce qui fut dit ce jour-là ». Au dire d’Alain Badiou lui-même, « il en garde le rythme improvisé, la clarté, l’élan, mais il est plus complet, plus profond. » De fait, l’ouvrage est plaisant à lire et permet d’aborder quelques thèmes majeurs de la pensée du philosophe, à la fois savant, artiste, militant et amant.
Réagissant d’abord à une campagne publicitaire de Meetic, symptomatique d’une menace plus générale et ambiante qui pèse sur l’amour (menace de « la sécurité du contrat d’assurance » et du « confort des jouissances limitées »), Badiou s’attache à nous dévoiler sa propre conception de l’amour. Sous les auspices de Rimbaud (« L’amour est à réinventer, on le sait. » Une saison en enfer, délires, I), le philosophe s’enquiert d’abord, à la manière d’Aristote, des opinions diverses des philosophes sur cette question (Schopenhauer, Kierkegaard, Platon, Lacan, Lévinas). A distance aussi bien de la conception moraliste et pessimiste qui doute de l’existence réelle de l’amour en le réduisant à une illusion et de la vision romantique qui le conçoit comme une fusion dans l’Un, un amour consommé et consumé dans la seule extase de la rencontre, Badiou, au contraire, comprend l’amour comme effective construction dans la durée, « aventure obstinée » de deux êtres ouverts l’un à l’autre. Ainsi, l’amour est la « scène du Deux », l’expérience du monde et de sa réinvention à partir de la différence. Il est « une procédure de vérité », une épreuve existentielle de décentrement où l’événement contingent de la rencontre se transforme par le travail et la volonté de ne jamais renoncer en une épreuve de l’universalité et de l’éternité. L’amour est ainsi fidélité, longue victoire sur le hasard, naissance d’un monde qui exige déclaration et incessante répétition rejouée de la « scène du Deux », « bonheur arraché point par point ».
Badiou évoque alors la politique et la religion, le christianisme en particulier. Mettant en garde contre « le moralisme d’une politique de l’amour » par la nécessité de distinguer nettement l’amour de la politique (laquelle dit Badiou , mais sans citer Carl Schmitt, renvoie implicitement à la notion d’ennemi), le philosophe attire notre attention sur certaines conditions politiques de cette affirmation de l’amour. Ces conditions ne sont certes pas celles du capitalisme mais du communisme. Quant au message d’amour délivré par la religion chrétienne, et que le théâtre de Claudel a su magnifiquement porté sur scène, il a le tort de nous orienter vers la transcendance et de se mettre au service de l’Eglise, « l’avatar étatique du christianisme ». Badiou milite pour un amour immanent dont seule une société conforme à « l’idée d’un monde qui n’est pas livré aux appétits de la propriété privée, d’un monde de l’association libre et de l’égalité » pourrait relever le défi.
En réalité, si la politique n’offre pas encore les conditions de réinvention de cet amour, l’art est déjà en lui-même le déploiement d’une pratique au plus près de l’amour. Breton et le surréalisme pour la fulgurance de la rencontre hasardeuse de l’amour fou, mais aussi paradoxalement l’univers de Beckett (Ô les beaux jours et Assez) qui médite la durée de l’amour en dépit des catastrophes de la vie, sont ici les deux figures convoquées. Et Badiou de confesser son amour immodéré du théâtre comme spectateur mais aussi dramaturge et acteur. Le théâtre, cette « pensée-en-corps » qui joue l’amour, sa fragilité, sa lutte contre la loi nécessaire, et qui représente aussi pour le philosophe l’expérience précaire de la communauté, tel semble être le locus ou le laboratoire traditionnel mais perpétuellement rénové de la « scène du Deux ».
C’est par un hommage à Godard et son Eloge de l’amour que s’achève la discussion. Au final, la puissance de l’amour que d’aucuns ont toujours voulu capter au profit d’une transcendance (Dieu, l’Etat ou le Parti), est la puissance de la parole artistique qui se mue en résistance. Par le cinéma, par le théâtre ou la littérature, par l’amour qui les porte et qu’ils explorent et expriment, il s’agit ni plus ni moins de combattre. L’art et l’amour ne sont-ils pas la meilleure des résistances face au cynisme et à la médiocrité du monde présent ? Face à l’obscénité marchande et l’actuelle débandade politique de la gauche ? Ne seraient-ils pas la meilleure réponse actuelle au sarkozysme ?

Morceaux choisis:

« Il faut réinventer le risque et l’aventure, contre la sécurité et le confort. » p.17

« …la question de la séparation est si importante dans l’amour qu’on peut presque définir l’amour comme une lutte réussie contre la séparation. » p.76-77

« L’amour, ça n’est pas simplement la rencontre et les relations fermées entre deux individus, c’est une construction, c’est une vie qui se fait, non plus du point de vue de l’Un, mais du point de vue du deux. Et c’est ce que j’appelle la « scène du Deux ». » p.33

« Je soutiens que l’amour est en effet ce que j’appelle dans mon jargon de philosophe une « procédure de vérité », c’est-à-dire une expérience où un certain type de vérité est construit. Cette vérité est tout simplement la vérité sur le Deux. La vérité de la différence comme telle. » p.39

« Déclarer l’amour, c’est passer de l’événement-rencontre au commencement d’une construction de vérité. C’est fixer le hasard de la rencontre sous la forme d’un commencement. […] C’est ainsi que le hasard est fixé : l’absolue contingence de la rencontre de quelqu’un que je ne connaissais pas finit par prendre l’allure d’un destin. […] ce qui était un hasard, je vais en tirer autre chose. Je vais en tirer une durée, une obstination, un engagement, une fidélité. [Ce mot] signifie justement le passage d’une rencontre hasardeuse à une construction aussi solide que si elle avait été nécessaire. » p.42-43

« C’est l’égoïsme qui est l’ennemi de l’amour, non le rival. On pourrait dire : l’ennemi principal de mon amour, celui que je dois vaincre, ce n’est pas l’autre, c’est moi, le « moi » qui veut l’identité contre la différence, qui veut imposer son monde contre le monde filtré et reconstruit dans le prisme de la différence. […] Le drame amoureux est l’expérience la plus nette du conflit entre l’identité et la différence. » p.54-55

Commentant Lacan : « C’est dans l’amour que le sujet va au-delà de lui-même, au-delà du narcissisme. Dans le sexe, vous êtes au bout du compte en rapport avec vous-même dans la médiation de l’autre. L’autre vous sert pour découvrir le réel de la jouissance. Dans l’amour, en revanche, la médiation de l’autre vaut pour elle-même. C’est cela la rencontre amoureuse : vous partez à l’assaut de l’autre, afin de le faire exister avec vous, tel qu’il est. » p.24

« …l’accomplissement du désir sexuel fonctionne aussi comme une des rares preuves matérielles, absolument liée au corps, de ce que l’amour est autre chose qu’une déclaration. »

« L’amour veut que sa preuve enveloppe le désir. La cérémonie des corps est alors le gage matériel de la parole, elle est ce à travers quoi passe l’idée que la promesse d’une réinvention de la vie sera tenue, et d’abord au ras des corps. » p.38

« Seul l’art restitue la dimension sensible de ce que sont une rencontre, un soulèvement, une émeute. L’art, sous toutes ses formes, est la grande pensée de l’événement comme tel. Une grande peinture, c’est la saisie, par des moyens qui lui sont propres, de quelque chose qui n’est pas réductible à ce qui est montré. Breton rappelle que, de ce point de vue, le lien est très intime avec l’amour, puisque celui-ci, au fond, est le moment où un événement vient trouer l’existence. C’est ce qui explique « l’amour fou ». Parce que l’amour est irréductible à toute loi. Il n’y a pas de loi de l’amour. » p.68

« … le théâtre, c’est la politique et l’amour, et plus généralement, le croisement des deux. »