Hugo Villaspasa, dessin 2008

Architecture : figures du monde, figures du temps de Christian de Porzamparc

Architecture : figures du monde, figures du temps
de Christian de Porzamparc
Collège de France, Fayard, 2006
Leçon inaugurale n°183

Morceaux choisis
« L’architecture concrétise le temps » p.13
« L’engagement dans la production caractérise l’architecture et la distingue de la science. Mais c’est avant tout notre relation à la vérité qui est fondamentalement différente dans l’un et l’autre cas. Il n’y a pas une seule vérité en art, et cette phrase semble une provocation tant elle contredit l’idée de vérité. » p.24
« Il n’y a pas une seule vérité en architecture. » p.27
« Il n’y a pas, en art, une vérité unique » p.27
« Je voudrais ne jamais cesser d’être étonné en voyant une locomotive. » Guillaume Apollinaire
« Je crois que l’étonnement est l’étincelle heuristique de toute création – l’étonnement du savant : la découverte ; et celui du philosophe : la question existentielle. Avec l’architecture, les bâtiments, dans les villes, je suis curieux et je suis étonné ; ce sont comme des livres, dirai-je ; mais non, cela ne se contente pas de raconter : cela me met en situation, mon corps est autre. » p.25
« Je n’envisage pas l’architecture comme pensée sans comprendre la condition urbaine élargie dans son entier. Toute architecture engage une vision de ville qui dépasse le bâtiment construit et, dans presque toute situation, une architecture suppose ou contredit, consciemment ou non un mode d’agrégation urbaine. » p.26
« …chaque projet m’a paru reposer la question : qu’est-ce que l’architecture, quel est son sens ? p.27
« …l’architecture doit servir d’abord à vivre mieux, à rendre l’espace heureux. » p.28
« Les bons architectes se sentent responsables de ce qu’ils ont fait d’un programme et d’un site. » p.28
« L’artiste n’a pas de compte à rendre, l’architecte si. » p.28
L’architecte : « …celui qui se porte responsable devant la collectivité et l’esprit du temps. » p.31
« …il y a, certes, de l’engagement civique, politique ; mais il y a aussi la passion du jeu créatif, de la vie, de la ville et – je vais employer un mot tabou – de la beauté. » p.29
« C’est le trait majeur de notre nouvelle modernité. Il n’y a plus de convention partagée, de méthode, de style légitime d’époque. » p.29
« Il y a une crise latente avec l’espace humain, une incessante inadaptation. […] Cette crise incessante, en évolution, semble définir notre condition moderne… » p.36
« Plus que l’espace, c’est une représentation du temps qui fait une civilisation. » p. 38
« Le sens de la vérité habite le savant. Et il me semble que c’est le sens de la piété qui a, pendant des siècles, présidé à la construction de nos villes, la piété envers le passé. […] Soudain, au siècle dernier, ce fut le retournement brutal. Alors que le passé représentait depuis des siècles toute la légitimité du style, c’est l’inverse qui est promu. Le référent n’est plus l’antique mais le futur. L’architecture devra rompre avec le mythe des origines ; plus jamais elle ne devra suivre la tradition, mais elle chantera le mythe nouveau du devenir technique. […] Plus jamais l’imitation ne sera la méthode ; ce sera la rupture : rien ne devra plus être comme avant. » p. 39-41
« L’architecture dit le temps […] cette vision qu’elle donne du temps est sa raison d’être. » p. 43
« On voit que l’architecture est l’enjeu d’une lutte, une lutte constante qui passe du théâtre de la raison à celui du goût, de la passion égoïste au sacré. » p.44
« …devrait-on ajouter un supplément d’âme esthétique à la technique qui était entrée dans le squelette du bâtiment ? » p. 45
« L’architecture nous fait imaginer d’abord, sans effort, de l’espace. » p. 47
« Avec l’architecture, avec la ville, on ne dialogue pas : on s’adapte, on est porté, on est ému ou on est indifférent, voire angoissé, et l’on subit. C’est ainsi, dans cette communication muette et subreptice, que l’architecture a toujours eu la fonction d’impressionner, d’intimider, d’imposer le respect à l’animal humain. Elle devait exprimer, selon Goethe, « la gravité, la noblesse, la rigidité ». Pour lui, l’architecture donnait l’ordre. Aujourd’hui dans notre société administrée, on n’a pas besoin de l’architecture pour installer la rigidité, et nous voulons que l’espace nous apporte autre chose. » p.49
« L’ancien espace homogène n’est pas seulement dilaté il est discontinu, démultiplié et dédoublé partout par l’efficacité de l’espace virtuel. […] Notre espace est matériellement éclaté en archipels et, dans beaucoup de zones, il est formé de couches, de logiques successives et imbriquées. […] Nous sommes en intermittence dans ces espaces proches et dans ceux du monde qui nous accapare. […] cette circulation des flux immatériels est en train de donner corps à l’homme de l’ubiquité, à la fois homme-monde et homme-maison et homme-rue, où son personnage physique se déplace. […] Ce changement du rôle, du sens de l’espace, du lieu, de la distance, dans notre savoir, dans notre vie quotidienne et dans notre représentation du monde, c’est à quoi doit répondre l’architecture. » p.51-52
« …couramment, on admet que la pensée passe par le langage et par lui seul. Pourtant, lorsque je fais un projet d'architecture, je sais que je ne me sers pas systématiquement du langage. Des moments essentiels de la pensée se font sur des figures, des maquettes, des croquis, sans aucune formulation pour que progresse cette pensée, même si les étapes, après coup, sont en partie explicables. L'architecture met-elle donc bien en jeu, comme la peinture et la sculpture, une pensée qui ne passe pas par le langage? Nous avons beaucoup parlé de cela avec Philippe Sollers dans un dialogue appelé Voir Écrire. Au contraire, disait-il : « Plus j'écris, plus je vois. » Alors, y a-t-il une pensée visuelle ? Oui. Mais sans le langage, elle n'existerait pas. Lorsque l'on cherche à créer un espace, on travaille sur des questions de perception. C’est le langage qui nous aura permis de percevoir et de reconnaître des percepts, des effets qui nous ont été nommés avant dans notre expérience. […] Avec l’espace, nous entretenons une activité permanente dans laquelle on s’aperçoit que voir, percevoir et nommer ne se séparent pas.[…] Les mots servent à voir… » p.57-58
« …l’architecture doit se parcourir. […]Elle est un constant rappel de notre « ancrage » corporel dans un monde technique comme une persistance de l’archaïque dans la modernité. Au sein de ce processus qui guide notre époque et que l’on pourrait nommer « déspatialisation », les sites et les programmes à construire posent chacun une question à l’architecte. Une question d’espace. » p.64-65
« Un projet peut ainsi souvent se définir comme une invention pour répondre à une question de vie, qui est un phénomène spatial, un facteur négatif, à transformer. » p.67
« La formule de Lautréamont – « beau comme la rencontre fortuite sur une table de dissection d’une machine à coudre et d’un parapluie » -, celle dont les surréalistes avaient exploré un peu la puissance, était en ce sens visionnaire ; et elle est aussi un emblème secret de l’architecture. » p.70-71
« Aujourd'hui, plus que jamais, l'esthétique architecturale est l'enjeu d'une lutte entre deux aspirations. Celle qui cherche le refuge dans les images du passé est aujourd'hui, en douceur, de plus en plus répandue. Une certaine régression se porte bien. Il faut dire que les fenêtres sur l'avenir sont floues. C'est l'ambiance rassurante qui forme le cadre décoratif de beaucoup de nos institutions. Ce passéisme, bien installé, des États et des villes se double d'un modernisme bâtisseur et inspirateur de renouveau. C'est l'autre aspiration : celle qui, par miracle, a maintenu, de décennie en décennie, l'architecture en lui donnant sens parce que certains espéraient toujours d'elle quelque chose d'important. Elle doit produire des espaces heureux, certes ; mais, ce que l'on attendra finalement de l'architecture, ce qui lui donnera sens, c'est qu'elle ouvre une route au temps.
Une architecture, surtout un projet public, est une petite utopie qui s'est réalisée, un morceau de futur qui est advenu, à une époque où il n'y a pas de doctrine qui donne forme au temps. Voici ce que je ressens : cette idée d'une petite route possible, à chaque fois, un nouveau chemin ouvert au temps. » p.72-73