Hugo Villaspasa, dessin 2008

dimanche 30 août 2015

Enseignement moral et civique : sens, enjeux et pratiques



L'entrée en vigueur dès la rentrée 2015 de l'Enseignement Moral et Civique dans les écoles primaires, les collèges et les lycées de la République suscite des réserves, des craintes parfois ou même des contestations plus prononcées. Mais y a-t-il lieu d'avoir peur de cet enseignement? Quel est le sens du programme publié au mois de juin ? Evite-t-il l'écueil de la  "leçon de morale" et nous met-il à l'abri de tout moralisme ou de toute manoeuvre d'endoctrinement ? Quels sont ses enjeux et à quelles pratiques invite-t-il ? Examinons ces questions de près.

1. L'éducation et l'enseignement laïc de la morale
« (...) c'est dans l'éducation que se cache le grand secret de la perfection humaine. » « L'homme ne peut devenir homme que par l'éducation. Il n'est rien d'autre que ce que l'éducation fait de lui. » Ces affirmations célèbres de Kant dans ses Réflexions sur l'éducation doivent servir de fil conducteur à la tâche qui incombe aux enseignants comme aux parents. L'éducation se conçoit comme une formation complète de l'homme et du citoyen, le moyen d'assurer le déploiement de ses meilleures dispositions et de s'accomplir. Si elle peut avoir pour objectif d'adapter les individus au milieu social et à ses changements, elle doit surtout prendre en charge le développement des aptitudes physiques, intellectuelles et morales de chacun. N'en déplaise à Nietzsche (Le Voyageur et son ombre, 267), les individus ont besoin d'être éduqué pour cesser d'être bruts et sauvages, rendre leur liberté raisonnable, s'humaniser et vivre ensemble. Seulement, il faut se garder de transformer la morale en moralisme et, comme le dit Alain (Propos du 8 mai 1909), de faire de l'enseignant « quelque bon moine prêcheur, qui chante la morale laïque sur l’air d’une Messe Solennelle » Il faut donc former l'esprit dans une perspective éthique et civique en permettant l'acquisition de l'autonomie, de la maîtrise de soi, du sens du devoir et de l'idéal humain. Enseigner la morale et le civisme, c'est donc mener jusqu'à son terme l'objectif éducatif : permettre aux générations nouvelles d'accéder au statut de sujet individué et non aliéné, se sentant responsable de la communauté démocratique et de l'Etat de droit. Devenir son propre maître, affirmer sa singularité dans l'amour des lois et de la justice, le respect des autres et l'engagement actif pour la démocratie : tels sont les fins visées.
Pour cela, il ne s'agit pas d'enseigner une morale laïque qui pourrait être considérée comme une morale particulière parmi d'autres (une morale sociologique au sens durkheimien), ni même d'imposer des dogmes ou des modèles de comportement mais bien de dispenser un enseignement laïque de la morale. Qu'est-ce que cela signifie ? Qu'il convient, au-delà de toute morale particulière et conformément au principe de laïcité qui garantit la liberté de conscience de chacun et la neutralité de l'Etat, de diffuser l'esprit d'une morale universelle, de principes et de savoirs communs à tous les hommes. Cette morale universelle constitue la condition de possibilité d'une communauté humaine démocratique, solidaire et fraternelle. L'enseignement de la morale paraît précisément indispensable pour construire ce sens du commun, ce vivre-ensemble qui aujourd'hui est doublement menacé : d'une part, sous l'effet d'une mondialisation capitaliste (une globalisation) qui fait triompher les égoïsmes et d'autre part en raison de revendications communautaristes et de replis identitaires.
Comme l'indique le programme, l'esprit de l'EMC est donc d'inviter au partage de valeurs universelles, émancipatrices, sociales et humanistes : la liberté, l'égalité et la fraternité garanties par la laïcité, mais aussi la solidarité, le respect, l'esprit de justice. Ces valeurs sont inséparables d'une culture sensée et cohérente, de savoirs multiples (littéraires, scientifiques, historiques, juridiques...), qui font l'objet d'une instruction et qui visent à éclairer le citoyen dans ses choix futurs, son comportement éthique et civique. Contrairement à une pédagogie dite «  moderne  » qui considère le passé comme mort et donc indigne d'être étudié, à l'image d'une société qui pratique le culte de la nouveauté et le mépris de l'histoire, on estimera avec Arendt que l'éducation est essentiellement conservatrice. Non qu'il faille donner à cette affirmation un sens social quelconque – il ne s'agit pas de perpétuer des privilèges d'élites et de pouvoir – mais s'accorder sur le fait que seule la transmission critique d'une certaine tradition rend possible l'innovation et la création. Sans cette réappropriation critique du vécu et du savoir de l'humanité, la société et les générations futures seraient vouées à la répétition. A travers les savoirs transmis, il en va de la possibilité pour chaque citoyen de devenir soi, ou de faire advenir "je" en soi, de juger de manière autonome et de s'engager avec et pour les autres dans des institutions justes. Les quatre principes de construction du programme d'EMC (principe d'autonomie, principe de discipline, principe de coexistence des libertés, principe de communauté des citoyens) et la quadruple finalité de cet enseignement (l'éveil et la formation de la conscience morale, la formation du jugement éclairé et critique, la formation de l'homme et du citoyen dans le respect bien compris du droit et l'engagement pour le bien commun) le confirment.
Si l'objectif est finalement de former des personnes responsables et des citoyens engagés – mais n'est-ce pas l'objectif même de l'école publique ? - , les modalités de mise en oeuvre de l'EMC reposeront sur la participation et privilégieront toute activité qui implique activement les élèves de manière individuelle et collective : on évitera donc absolument l'exhortation édifiante et autant que faire se peut la transmission magistrale. Seront préférées les démarches qui, selon Habermas, relèvent de l'«  agir communicationnel  »: la discussion, l'argumentation, les projets communs et la coopération. Comme le souligne le programme, les enseignants feront appel aux conseils d'élèves, aux examens de dilemmes moraux, aux débats réglés et argumentés, aux jeux de rôles pour les plus jeunes. Au lycée, trois démarches seront privilégiées : le débat argumenté, les projets interdisciplinaires (type TPE), le partenariat. L'examen de dilemmes moraux par exemple doit amener l'enseignant à examiner les valeurs sur la base d'une réflexion collective, un échange qui permettra aux élèves de s'approprier les principes leur permettant de comprendre et donc de mieux adhérer à l'ensemble des lois, règles et choix de la vie républicaine.
On remarquera que, conformément à l'architecture du programme d'EMC en primaire et collège, l'éducation à la sensibilité, au droit et à la règle, au choix moral, autonome et éclairé, et finalement à l'action citoyenne implique à tous ces niveaux un usage du langage et une maîtrise orale et écrite de la langue. C'est aussi l'un des objectifs majeurs de l'EMC déployé de la primaire au lycée que de rendre possible cette maîtrise ou du moins lui donner tout son sens. Elle suppose - cela va de soi et s'avère non négligeable - des conditions matérielles favorables (travail en effectif réduit notamment).

2. La valeur morale de l’esprit critique et du dialogue
Des personnes libres et responsables ne peuvent être que des êtres humains qui auront été formés à penser par eux-mêmes. « Sapere aude ! » La devise des lumières est cette injonction que l'homme éclairé adresse au mineur. Pourquoi s'instruire et penser sinon d'abord pour ne plus croire aveuglément, ouvrir l'horizon des possibles et s'arracher à la bêtise, à la violence, la sauvagerie, le fanatisme ? Former l'esprit critique est indispensable pour que chacun puisse prendre ses distances à l'égard de ses propres convictions et s'ouvrir aux autres. L'esprit critique, loin de nous refermer sur nous-même par un rejet des autres, fonde ainsi la possibilité du dialogue. Qu'est-ce que le dialogue et quelles sont ses vertus ? S'il ne faut pas négliger la simple conversation banale, « la merveille des merveilles » dit Lévinas dans Difficile liberté, en raison de sa capacité d'ouverture à autrui et en dépit parfois de la pauvreté de son contenu, il faut aussi considérer le dialogue comme un exercice philosophique réglé d'une technicité plus grande. Socrate a ici ouvert la voie. La dialectique, en tant qu'art de la discussion, procède par jeu de questions et de réponses : elle est l'«art d'interroger et de répondre». Méthode philosophique par excellence, cet art du dialogue est à la fois art de la réfutation et art maïeutique, exercice critique et tentative pour mettre à jour la vérité sur la base d'une démarche commune, réfléchie et réglée. A égale distance du silence sceptique et du propos sophistique, le débat relève d'une véritable éthique de la parole. Le dialogue scolaire revêt en particulier toute son importance si, comme Eric Weil le fait remarquer, on le distingue de la discussion politique qui engage des institutions et non des individus isolés, la défense d'intérêts matériels et sociaux, de positions politiques, des rapports de force et des recherches de compromis et si on l'envisage comme construction d'un jugement éclairé et critique. Le dialogue scolaire est un débat désintéressé, la pratique des Humanités qui ne vise pas une décision pratique, mais un examen commun, des recherches définitionnelles et un accord sur les principes érigés en valeurs. En s'interrogeant sur les principes nommément convoqués par la discussion politique, le dialogue scolaire forme l'opinion publique, éclaire la discussion politique et contraint les hommes politiques eux-mêmes à prendre réellement en compte les valeurs auxquelles ils font référence. Sans ce dialogue, la politique ne serait que lutte de pouvoir, conflits d'intérêts, continuation de la guerre par d’autres moyens.
Enté sur une culture générale, historique, esthétique, le dialogue permet la confrontation des sensibilités, la mise en regard des traditions et des convictions, l'examen critique des opinions et des coutumes, la visée de l'universel humain. Former au dialogue, c'est donner à chacun la possibilité d'un décentrement à l'égard de soi, ce que l'on appelle « penser » et c'est donner au citoyen la liberté d'agir en influant sur ceux qui nous gouvernent. Former au dialogue, c'est aussi pourquoi pas donner à chacun la possibilité dans le cadre d'un dialogue social ou d'une discussion politique de prendre avec et pour les autres des décisions éclairées et justes. Manière donc de lier le destin individuel et le destin collectif.

3. La citoyenneté et le civisme
La société capitaliste mondialisée et libérale dans laquelle nous vivons aujourd'hui considère les individus comme des producteurs-consommateurs avant même de les considérer comme citoyens. Elle valorise ainsi les valeurs rationnelles de calcul au service des intérêts particuliers. Au-delà de ce statut de producteur-consommateur, être citoyen (du latin civis) signifie aujourd'hui appartenir à un Etat et, dans le cas d'un Etat de droit démocratique, posséder un statut juridique qui définit des droits et des devoirs : la jouissance de certains droits (celui de voter par exemple) ne serait possible sans l'acquittement de certaines obligations (se faire recenser, payer ses impôts, etc...). La citoyenneté exige la reconnaissance de l'autorité d'une même loi, un sentiment d'appartenance à une même communauté, l'adhésion à des principes communs permettant le vivre-ensemble harmonieux, le règlement non violent des conflits engendrés par la diversité des cultures et traditions, des valeurs et convictions qui coexistent au sein de l'Etat. On peut distinguer le citoyen passif du citoyen actif comme le fait Kant dans la Métaphysique des Moeurs : le citoyen passif se contente d’exprimer son intérêt particulier concentré dans les valeurs auxquelles il tient ; le citoyen actif « pense du point de vue du Tout, comme s’il avait à gouverner ». Idéalement, le citoyen s'implique activement dans la vie de la communauté politique. Pour Aristote (Politique, III, 2), seul celui qui exerce une fonction publique peut être considéré comme citoyen authentique : soit il gouverne, soit il siège au tribunal, soit il participe aux assemblées du peuple. Ainsi, aujourd'hui encore le citoyen ne devrait-il pas se concevoir comme « un gouvernant en puissance » (E.Weil, Philosophie politique) ?
Pourquoi donc vouloir éduquer le citoyen ? Cela semble une tâche indispensable dont l'objectif est d'intégrer progressivement l'individu à la communauté. Il s'agit à la fois de diffuser l'esprit d'obéissance consentie aux lois (ce qui ne signifie pas la soumission) et le sens de l'égalité et donc de la justice. Cela passe par le développement conjoint de la sensibilité et de la raison, la formation du jugement. A cette condition seulement, la vertu de civisme pourra se développer en chacun. Quand le citoyen des sociétés démocratiques modernes tend à ne plus penser qu'à ses droits, il faut lui inculquer et lui rappeler le sens de ses devoirs. Il faut épanouir en lui l'habitude de les accomplir sans contrainte. Dans un Etat démocratique souligne Montesquieu (L'Esprit des lois, 1ère partie, livre IV, ch.V), il faut éduquer le citoyen à la vertu qui en est le principe et lui transmettre l'amour des lois. Il faut donner aux individus le sens de l'universel. Toutefois, si comme le dit Alain, les deux vertus du citoyen sont l'obéissance et la résistance, l'éducation doit aussi veiller à développer cette nécessaire vigilance à l'égard des pouvoirs qui tenteraient d'usurper la volonté générale et de faire valoir de manière arbitraire les intérêts particuliers et partisans. Il faut donc aussi rendre les citoyens actifs de ce point de vue en leur redonnant peut-être le sens de la vertu démocratique de courage qui seule pourrait permettre de lutter contre le climat entropique actuel.
Ainsi, l'effort d'éducation du citoyen portera plus particulièrement sur deux points : l'adhésion à des principes communs et la participation au débat public. Le programme évoque en effet « deux registres de citoyenneté : l'un qui vise à cultiver le sentiment d'appartenance à la communauté des citoyens, l'autre qui développe la volonté de participer à la vie démocratique et peut déjà trouver à s'exercer en milieu scolaire. »

Conclusion :
L'enseignement laïque de la morale et du civisme, loin de se présenter comme un ensemble de sentences que chaque élève aurait pour fin d'assimiler passivement, se fixe pour objectif de former des hommes et des citoyens libres et responsables pour une société démocratique et républicaine. Un tel enseignement, pratiqué dans l'esprit du programme, ne peut constituer un danger d'embrigadement des esprits. En privilégiant réflexion, jugement critique et discussion, il s'écarte de la leçon de morale de la IIIe République, plus encore du conditionnement hypnopédique imaginé par Huxley dans son roman dystopique The brave new world, conditionnement visant à ancrer dans le subconscient de chacun une morale commune au service de l'ordre de l'Etat mondial. Au contraire, il faut considérer cet enseignement moral et civique comme un atout majeur pour la société française d'aujourd'hui et de demain. On peut d'ailleurs se demander si, conformément à l'idéal cosmopolitique stoïcien et kantien, il ne conviendrait pas d'étendre ce modèle d'enseignement à l'échelle européenne voire mondiale afin de permettre à chacun de s'éprouver comme Victor Hugo le disait «  patriote de l'humanité.  ». Si la morale peut n'être qu' « une faiblesse de la cervelle » (Rimbaud, Lettre de 1870) ou ce par quoi « l’on mène le mieux l’humanité par le bout du nez » (Nietzsche, L'Antéchrist), un enseignement laïc de celle-ci est une promesse d'épanouissement et d'accomplissement individuel et collectif que l'école républicaine ne peut négliger, encore moins rejeter.